Apparition

Le meilleur moment de la journée.

Huit heures du matin. Du soleil, de la chaleur mais pas trop.

Assis confortablement dans mon fauteuil de rotin préféré, devant ma table en teck lustré, un café chaud à point dans un bol de faïence clair, deux tranches de pain complet recouvertes d’une fine couche de beurre, alignées en parallèle dans l’axe exact de la petite cuillère, un kimono de soie rouge-bordeaux agencé gracieusement sur mon corps musclé, la baie vitrée qui baigne la pièce d’une clarté rose orangée.

Bien.

Je prends un morceau de sucre de canne, le fait glisser doucement vers le liquide fumant.

Ne pas éclabousser.

A cet instant précis, la porte blindée de mon appartement… de célibataire s’ouvre en coup de vent. Mme A.A., l’une de mes clientes, je suis gestionnaire de patrimoine à mes moments perdus, traverse la pièce dans un élan efficace assorti d’un tailleur-chanel gris du plus bel effet, pour disparaître derrière la porte côté jardin, ma chambre.

Il semblerait que j’ai encore oublié de fermer à clef hier. Argh !

Je pâlis.

Vision hallucinée de mon imagination scabreuse ou réalité fulgurante ?

Qu’est-ce que la femme d’un industriel coté en bourse pourrait bien fiche dans mon appartement… de célibataire ?

J’envisage le pire.

Je palis derechef.

Foin des hypothèses triviales, restons dans le pragmatique. Je repose délicatement le second sucre déjà préparé, me lève, organise mon kimono élégamment sur mon corps d’adonis, puis ouvre la porte susdite d’une poigne ferme.

Je reste béant.

La dame est allongée sur mon lit… de célibataire, n’ayant conservé sur son corps d’albâtre qu’un frisson de dentelles, un porte-jarretelles, une paire de bas sur une paire de jambes si longues que j’en ai des frissons, et deux petites chaussures qui ne demandent qu’à être enlevées.

─ Ce crétin couche encore avec une de ses greluches de secrétaires, alors, c’est décidé, je le trompe avec mon banquier.

Elle conclut, joliment boudeuse.

─ C’est plus chic.

Sans attendre, elle se bande les yeux, s’alanguit sur ma couverture d’alépine blanche et crie… mais avec distinction.

─ Je suis à toi. Fais de moi… tout ce que tu voudras !

Ah.

Qu’auriez-vous fait à ma place ?

Je sors de la chambre, traverse jusqu’à la porte blindée, la ferme à triple tour, vérifie que les cinq serrures sont bien dans leurs clenches. On n’est jamais trop prudent.

Et retraverse dans l’autre sens pour lui faire… tout ce que je voudrai.

Je ne perds jamais une cliente.

C’est un principe.

Commercial.

Photo : Alcina Aubade

 

Magique… ou pas !

Ce matin, je me lève d’assez mauvaise humeur. Le matin n’est pas ma tasse de thé ou plutôt si car je déteste le thé.
J’ouvre ma porte, envisageant de prendre ma voiture pour aller à un rendez-vous qui m’attendait avec quelque impatience croyais-je mais vous allez voir que ce n’était pas complètement vrai.
Et qu’est-ce que je découvre ?
Qu’il pleut à seau, à verse, à tombereaux entiers, que c’en est une pitié toute cette eau jetée en pure perte sur la voie publique.

Et vraiment humide bien entendu.
Que fait la police, je me le demande ?

Ce qui serait bien, que je me dis à moi-même (car je me fais souvent des réflexions très intelligentes à moi-même), c’est que cette pluie s’arrêtasse ce qui éviterait que je me mouillasse.

Et aussitôt, la pluie cessasse.

─ Tiens ! Que je me réflexionne.

Je prends donc sèchement ma voiture, je traverse la ville et j’arrive en vue du carrefour du boulevard machin truc avec les avenues machin chouette et machin chose.
A cet endroit, vous le savez aussi bien que moi, se positionne un feu tricolore particulièrement pervers. Quand on approche il est vert, quand on veut passer il est rouge.

Les feux tricolores sont ainsi, abscons et obtus.
Il était vert.
Ce qui serait bien, que je me redis à moi-même avec cette présence d’esprit dont j’ai déjà parlé plus haut, ce serait qu’il restât dans cet état jusqu’après mon passage.
Et aussitôt, il reste vert.

Je passe.

─ Tiens ! Tiens ! Que je me reréflexionne derechef.

Je me gare devant l’immeuble de cent quatre vingt étages et des bananes où doit m’attendre avec une certaine impatience (croyais-je) mon rendez vous, sors de ma voiture, pénètre le hall et me trouve devant l’ascenseur que vous imaginez.

Le genre, car ils sont tous comme ça, à vous faire poiroter des heures devant un bouton allumé qui vous proclame… qu’un jour… peut-être… mon ascenseur viendra.

Ce qui serait bien, que je me reredis à moi-même (Vous ai-je exprimé combien je sais être clairvoyant et futé lorsque je suis en discussion avec mon moi intérieur ?), c’est qu’en appuyant sur le bouton il s’ouvre.

J’appuie.

Et aussitôt, il s’ouvre.

─ Tiens ! Tiens ! Tiens ! Que je me rereréfléxionne, c’est donc un don.

Intéressant !

Et je file vers les étages.

Je sors de l’ascenseur.

Accueil cosy, moquette et secrétaire bien chics comme il sied.

Surprise, mon interlocuteur est occupé.

Si je veux bien attendre quelques minutes.

Je grommelle.
Je ronchonne.
Je marmonne.
Je m’assieds.

Je triture deux trois journaux sans intérêt, je gribouille un truc sur mon carnet à spirale, et au bout de 23 longues secondes et sept centièmes infinis, je commence à m’ennuyer.
Bon !

Que faire ?
Utilisons mon don tout neuf que je me dis (Vous ai-je ? Ah bon !).

Je regarde donc la secrétaire.

Ce qui serait bien que je me dis à moi-même en détaillant sa tenue, c’est qu’elle me fasse un joli striptease

Sans prétention, je ne suis pas difficile.

Avec la musique d’ambiance sirupeuse du lieu, ça pourrait fonctionner.

Comme ça je me désennuyerais tranquillement, je dégrommèllerais, déronchonnerais, démarmonnerais, et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Eh bien croyez-le ou pas.

Elle ne le fit pas.

Ce qui prouve mieux qu’un long discours que les dons ne sont plus ce qu’ils étaient.

Ce qui est bien triste.
Les secrétaires non plus vous me direz.
Mais ça on le savait déjà.

 

 

Miss Météo

C’était il y a trois semaines…
Un visage pur de madone auréolée de longs cheveux blonds s’encadre subitement dans mon téléviseur que je ne regardais évidemment pas.
Annabelle interrompt sa lecture de « Fragments reproductifs et comminatoires de l’Animal Lecteur Barzoï de la forêt amazonienne septentrionale», un épais machin illisible où je m’endors dès la troisième page.
─ Qu’est-ce que c’est que cette Greluche ? Lance-t-elle avec aplomb.
Surpris, je relève à mon tour le nez de mon livre « Avatars et coquecigrues d’une jeune fille sage du début du siècle», un roman très édifiant que je vous recommande et qui ne m’endort jamais.
─ Ben c’est la Miss Météo classique, juste à l’heure qui convient pour que le français moyen puisse choisir sa tenue du lendemain, que je rétorque avec à propos.
Mais on ne stoppe pas Annabelle si facilement.
─ Comment ! On nous balance à une heure de grande écoute, sur la rubrique la plus regardée de France, la plus discutée aussi, une figure de femme qu’on ne mettrait plus dans les églises les plus moches et que même les grenouilles de bénitier les plus moisies n’oseraient approcher à moins d‘un mètre.
─ Ah ! Que je dis avec moins d’à propos il faut bien l’avouer.
─ Tu connais le patron de cette chaine de nazes je crois, tu y as des participations me semble-t-il. Donne moi son numéro, je vais lui expliquer ma façon de penser et comment il pourra faire évoluer son audimat de façon exponentielle… et nos revenus avec.
─ Ah ! Que je dis derechef avec encore moins d’à propos mais une légère inquiétude.
Je connais Annabelle.
Mais je suis faible, j’ai craqué. Je craque toujours avec Annabelle.
La partie téléphonique a débuté ainsi.
─ Bonjour, c’est Annabelle. Dites-moi, mon cher Edouard, à propos du temps qu’il fait chez vous…
La partie rendez-vous a été bâclée dans la journée.
La Miss Météo Madone a été remplacée la semaine suivante par une Miss Météo Annabelle plus sexy et glamour que jamais, avec toujours la touche vestimentaire adaptée au temps qu’il fera.
L’audimat a explosé.
Normal !
Nos revenus ont progressés. Annabelle n’a jamais eu de problème à discuter un salaire convenablement conséquent.
Du coup, moi qui déteste le petit écran, j’avale mon petit verre cathodique chaque jour. Je sais bien que je vis avec la Miss Météo mais bon, on ne se refait pas et il faut profiter des plaisirs de la vie.
Cependant… une légère inquiétude m’a prise de nouveau.
Infime.
Hier il faisait trente degrés et quelques poussières de sable du désert. Très logiquement, Annabelle a présenté la météo en bikini rouge joliment minimaliste. Toute femme dans la même situation aurait fait la même chose j’en suis persuadé.
J’ai adoré. L’audimat aussi. Depuis il squatte mon canapé.
Mais…
Aujourd’hui on annonce une canicule à plus de quarante degrés.
Et…
Je me demande…

Beauté fatale

Admirable et belle, charnelle, elle regardait le paysage.
Une longue vallée de pierre, falaises, rivière lointaine sous des arbres nains.
Appuyé à la voiture sportive sombre et racée, les mains dans les poches de son pantalon très bien coupé, une cigarette entre les lèvres, il la regardait.
Elle portait ce jour là une dentelle noire sur ses longues jambes galbées de gris, de hautes chaussures fines, un manteau court à boutons blancs et ce petit chapeau rond qu’il venait de lui offrir.
Le vent encore froid lui faisait remonter son col, blottir son nez dans le flux de ses cheveux roux.
Superbe.
Une deux-chevaux cacochyme montait en soufflant fort la route en lacets. Elle manqua s’essouffler définitivement dans l’épingle à cheveux, toussa, éructa, repartit difficilement. Ensuite le bitume faisait un faux plat où le véhicule pouvait reprendre un tant soit peu de vitesse. Ils virent passer, l’une puis l’autre, une tête ronde, deux yeux exorbités, bloqués sur la gravure de mode sensuelle.
Un fracas de tôles brisées, une dégringolade cacophonique, puis le silence.
Le virage suivant n’était pas triste.
Il retira sa cigarette, souffla un rond de fumée parfait.
‒ Bon, on y va, tu t’es assez amusée.
‒ Encore deux minutes s’il-te-plait.
Il jeta un œil sur le dévers. Une voiture de gendarmerie montait les lacets à bonne vitesse. Il n’aimait pas le poulet.
‒ D’accord, mais c’est la dernière.
Photographe : Stéphane Perruchon
Modèle : Sandrine Raimbaut

Dragon

Un petit dialogue écrit ce jour pour un atelier d’écriture auquel je participe.
Les obligations : Une fée d’automne à la voix fluette, un salon dans une vieille maison et un animal choisi au hasard. Je suis tombé sur le dragon. Tiens ? Au hasard vraiment ?

Et, pour illustrer ce texte, plutôt qu’un dragon, je vous ai choisi une jolie fée, Rina Bambina.
Quoi ?

─ Ben non.

─ Comment ça, ben non ?

─ Ben non, je ne mettrai pas une patte dans ta boite à chaussures.

─ Ce n’est pas une boite à chaussures, c’est une très jolie maison ancienne, avec du lierre sur les murs et des petits carreaux aux fenêtres.

─Ouais, ben pour un dragon comme moi, petite maison « jolie » ou boite à chaussures « pourrie », c’est du pareil au même, je suis trop gros pour entrer dans ce truc.

─ Méééééééééh eeeeeeuh ! Tu n’as qu’à juste y entrer la tête. Je voulais te montrer le charmant salon automnal que, moi, petite fée de l’automne, j’ai aménagé avec un goût certain dont je me targue.

─ M’en fiche, j’entrerai pas et pis c’est tout !

─ Tu n’es pas gentil.

─ Normal, je suis un dragon.

─ Et si je te fais ma voix fluette. Que je te joue la musique qui te fait craquer sur ma harpe.

─ M’en fiche de ta voix fluette et de ta harpe, j’suis un dragon méchant et j’entrerai pas, nah !

─ Et si je te fais mes yeux de petite fée automnale toute triste.

─ Ah non, c’est de la triche, tu n’as pas le droit.

─ Ah non ! Pas le droit, hummmmmm ! Comme elle est triste la petite fée à son méchant dragon !

─ Bon, bon, ça va, j’y vais dans ta maison boite à chaussures de mes deux…

─ Tu n’es pas poli.

─ Normal, je suis un dragon. Bon par où qu’on peut se glisser dans ce machin, personne n’aurait un chausse-pied ?

Bradabradabrang ! Broufff !

─ Oups !

─ Waaaaaoooooinnnn ! (petite voix fluette que je ne peux évidemment vous faire ici). Tu m’as toute écroulé ma jolie maison pleine de lierre et de fenêtres à petits carreaux, tu n’es qu’un méchant.

─ Normal, je suis un dragon. Attends, ce n’est pas si grave, ça doit pouvoir se recoller… avec du scotch.

─ Waaaaaahouin ! (je ne vous fais toujours pas la voix fluette, pas fou). Non, c’est tout cassé et pis ça se répare pas, et pis tu n’es qu’un méchant.

─ Normal, je suis… et puis zut. Ecoute, si tu cesses de hurler avec cette voix fluette qui me vrille les tympans, je t’offre, dans ma caverne, au chaud, un thé noir dont tu me diras des nouvelles.

─ Grillé sous la braise.

─ Oui.

─ Avec du gingembre.

─ Oui.

─ Et il y aura les afters… comme la dernière fois ?

─ Evidemment… je suis un dragon quand même.

─ Chouette ! Alors je viens.

─ Comme quoi, je peux être aussi un gentil dragon parfois.

─ Ah mais non ! Ah mais pas du tout ! Moi je veux que tu sois un méchant dragon… un très méchant dragon.

─Allez comprendre…  les femmes… ou les fées… ou peut-être est-ce la même chose. (Se dit le dragon en se grattant la tête qu’il a chauve et écailleuse. Normal… c’est un dragon)

Illustration : Rina Bambina

Artiste

C’était l’une de ces dernières journées d’automne où le ciel se voile de quelques nuages de tulle, où le vent encore doux fait vibrer la cime des cèdres du parc. Nous étions assis sous la rotonde de notre maison bourgeoise à boire un thé noir de chine parfumé au jasmin indien, Dorothée, fabuleuse comme à l’accoutumé dans une robe bleue semée de muguet, regardait sa tasse, songeuse.

‒ A quoi songez-vous ma chère ? Lui dis-je avec à propos en reprenant un Plum-Cake banane-cerise.

‒ A un certain concert de Jacques Higelin.

Je gardais ma cuillère en lévitation, l’auriculaire délicatement levé, étonné malgré moi. Je ne voyais pas ma bonne amie dans un tel contexte même en forçant le ton.

‒ Vous allâtes à un concert de Jacques Higelin ?

‒ Quelle horreur ! Bien sûr que non, je l’ai vu en vidéo évidemment. Un instant magique, cinq mille spectateurs, il s’avance au bord de la scène dans une tenue façon Peter-Pan assez seyante je dois l’avouer et s’écrie « Vous voulez du rock ? »
Cinq mille gorges hurlent en cœur « Oui ! »
Il répète plus fort faisant celui qui n’a pas entendu ou pas bien compris « Vous voulez du Rock ? »
Les cinq mille gosiers hurlent derechef à faire s’écrouler la salle « OUI ! »
Alors, décontracté, il s’en retourne vers son piano avec ce sourire qui n’appartient qu’à lui et leur répond « Eh bien, on va vous jouer… autre chose ».
C’est cela, voyez-vous Stanislas, un artiste ! Un personnage qui lorsque l’on veut qu’il fasse quelque chose fera « autre chose » même s’il est, à ce moment précis, sous la menace d’une arme ou pire encore. Autre chose, entendez-vous Stanislas ?
Je repris du thé, pas très bon à vrai dire. Comment peut-on apprécier cette lavasse jaunâtre ? Heureusement, il y a ces Boody-Cheeries caramels qui compensent largement.

‒ Où voulez-vous en venir, ma chère Dorothée ?

Je le savais, comment faire autrement, puisque depuis plus d’une semaine elle ne me bassinait que de ça, mais il n’est rien de plus boudeur qu’une femme qu’on agresse en devinant ses pensées et je déteste les femmes boudeuses presque autant que le thé.

‒ Je vous connais bien Stanislas, et je me pose la question : à quel moment dans votre vie avez-vous fait le contraire de ce que l’on attendait de vous ?

Je fis le scandalisé. Je fais très bien le scandalisé.

‒ Mais jamais, ma chère ! Grand bien m’en fasse, ce serait contraire à une éducation de gentleman que j’ai passé des années à assimiler.

Elle prit cette mine que je lui connais bien et qui veut faire entendre que je pourrais l’avoir déçue, moi qui ne déçois jamais personne.

‒ C’est bien pour cela, Stanislas, que vous ne serez jamais artiste.

‒ C’est bien pour cela, ma chère Dorothée, que je suis riche.

Elle but une gorgée de thé, leva ses yeux encore embués, me fixa quelques secondes… et me sourit.
Je croquais délicatement dans un Muffin vanille-concombre.
Non mais !

 

 

Balade à la campagne

Edwige entra dans le bureau en coup de vent comme seule elle savait le faire. Charles releva le nez de son journal, poussa un soupir léger.
Qu’est-ce qu’elle avait encore inventé cette fois ?
Elle commençait à lui prendre la tête cette tornade permanente. Il revit Francine, la précédente, posée, tranquille. Jamais de siroco avec Francine !
Oui mais elle l’ennuyait tellement, Francine, avec ses larmes, ses lunettes, ses frisettes.
Tellement.

‒ J’ai eu une idée. Si on allait faire une balade à la campagne, ce serait chou !

Il faillit en avaler son cigare.

‒ A la quoi ?

‒ Tu vois, tu ne sais même plus ce que c’est. Ce doit être super en cette saison la campagne… les papillons, les libellules, les arbres, les fleurs… Oh oui, allons à la campagne !

‒ Mais, Edwige, c’est sale la campagne, c’est bourré d’insectes divers plus ou moins volants, plus ou moins piquants, ça sent mauvais la campagne, ça sent la bouse, la fiente, le crottin, le purin, le fumier, et j’en passe.

‒ Je le savais, tu es déjà enthousiaste. D’ailleurs regarde, j’ai mis une petite robe pimpante, printanière, verte comme les prés, transparente comme l’eau claire.

De fait.
Il se sentit craquer.

‒ Tu sais, dit-il pour dire quelque chose, ce n’est pas du tout une tenue campagnarde !

Elle sourit, jouant la surprise.

‒ Ah ? Tu crois ? Tant pis, ce sera ma tenue. Bon, alors on y va ?

Elle se dirigeait vers la porte, il frémit.
Trouver une excuse.

‒ Mais, Edwige, tu as vu, on voit la marque de tes dessous sous la robe, tu ne peux pas sortir ainsi.

Elle s’arrêta devant le grand miroir en pied de l’entrée, se tourna.
Se retourna.
Le regarda de ce petit minois pervers qui lui faisait des frissons dans le dos.
Il sentit des frissons dans son dos.

‒ Tiens ? Oui ?

Elle se passa un doigt sur les lèvres, se donna la mine d’une qui réfléchit.
Le frisson dans le dos devint sueur.
Soudain, elle leva l’index en l’air, triomphante. Elle avait trouvé.
Aïe !

‒ Je sais, je vais m’en passer de cette culotte, comme ça, on ne la verra plus et je ne choquerai personne.

Il vit voler un papillon blanc, se poser sur le bureau une libellule de soie immaculée.
Tant pis !

‒ Tu viens mon chou ? Je te laisse même choisir la voiture, Jaguar ou Porsche. Tu ne pourras pas dire que je ne suis pas conciliante.

Elle ouvrit la porte.

‒ Et si le soutien-gorge te gène, dis-le moi, j’arrangerai ça aussi.

Elle sortit.
Il posa son cigare, se leva en soupirant, suivit les rondeurs roses sous la dentelle verte.
Depuis ses seize ans, il n’avait jamais pu résister à une paire de fesses.
Surtout dans l’herbe.

 

Les plumes

 

Allongée, plutôt qu’assise, sur le grand fauteuil du salon de cet abruti, Aurélia observe Giancarlo avec qui elle sort depuis trois mois maintenant.
Désespérant.
Il cause, il cause, il cause, c’est tout ce qu’il sait faire.
C’est pourtant avec sa verve qu’il l’a draguée, ce jour d’été, dans ce petit bar si désuet du cinquième. Il faisait beau, elle s’ennuyait en terrasse, il avait des dents blanches et l’accent italien.
Elle craque toujours pour des types dans la trentaine, avec du bagout, des dents étincelantes. C’est une manie.
Ensuite, elle découvre un égo d’hippopotame, un cerveau de poulet, une naissance à Vierzon et le dentifrice Gibbs, celui à la rose entre les dents.
Cela ne rate pas.
Ici, le portrait se complète d’une voiture de sport bruyante, inconfortable et décapotable, d’un goût de chiotte pour les fringues comme pour la déco, et d’une bande de copains totalement crétins, assortis de bimbos rieuses à gros seins siliconés.
La soirée traîne en longueur comme d’habitude entre les bavasseries de tous ces péteux et les rires éclaboussants des grognasses.
Il va être temps de quitter tout ce petit monde définitivement, de prendre des vacances de bêtise.
Fini les trentenaires, le prochain sera soit un jeune type à modeler, soit un vieux pour se blottir.
Mais d’abord, rompre. Un moment qu’elle apprécie, qu’elle renouvelle avec créativité pour chaque amant.
Cette fois, elle a commencé en choisissant, sans le prévenir, cette tenue qu’il déteste tant. Du noir, du rose, des plumes pour l’envol, de la transparence pour dévoiler, des dessous apparents pour choquer.
Lorsqu’il l’a vu arriver dans cette anti-tenue, Giancarlo en a eu le souffle et la parole coupés, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Il s’est approché, tentant de lui interdire l’accès.

‒ Pas en public, quand même ?

‒ Mais si. Et toujours pour des occasions particulières.

C’en est une.
Elle est plutôt fière du silence masculin pour son entrée, pas mécontente non plus de la crispation palpable des greluches, et puis la soirée a continué comme si de rien n’était.
Mais, heureusement, Giancarlo ne devrait plus tarder à exploser. Il parle, parle encore, mais arbore son teint vert-rouge des grands moments, le regard en biais, la crispation de la bouche, le tremblement des doigts.
Un petit effort supplémentaire devrait être suffisant. Elle s’étire d’abord voluptueusement, le calme se fait. Elle se lève, tranquille, se dirige vers le bar, attitude lascive, regard voilé.
L’atteindra-t-elle ?
Elle compte mentalement : cinquante secondes, vingt-cinq, dix, maintenant.

‒ Tu as fini de me foutre la honte avec ton look de prostituée ?

Voilà !
Elle se campe, droite, les mains sur les hanches, les yeux plantés dans les siens.

‒ Mais non ! Pas un « look de prostituée », l’allure d’une sorcière-oiseau qui te quitte définitivement en s’envolant pour jamais.

Elle court, trois pas, franchit la fenêtre, se jette du balcon dans un froufroutement de plumes et de tulle.
Quinzième étage.
Hurlement incrédule.
Les hommes se précipitent, Giancarlo en tête.
Hagard.
Quarante mètres plus bas, rien. Ni cadavre sur le bitume, ni sang sur le trottoir. A l’horizon d’une fin de jour pâlie, une corneille noire leur lance son cri grinçant, franchement moqueur, avant de disparaître dans la nuit.

‒ C’est possible ça ?

‒ Eh bien non, enfin, je ne croyais pas…

Jambes molles, suées, terreur frissonnante.
Bien fait !
Cachée derrière la rambarde du balcon supérieur où elle s’est accrochée puis hissée en souplesse, Aurélia regarde son ex et sa bande de nazes avec un plaisir satanique. Ils ne dormiront plus jamais si bien.
Un bruit.
Elle se retourne.
Derrière la vitre, un type, la trentaine scintillante, en slip, se regarde dans un miroir en faisant briller ses dents. Il est mignon.
Allez une jolie sorcière à la surprenante, ça ne peut lui faire de mal !
Quoi ?
Vous ne changez  jamais d’avis, vous ?

 

Photo : Alcina Aubade

Une certaine Marilyn

Il est 6 heures du matin et quelques poussières, le Milord, la boîte de nuit transformiste de Guéret, finit sa nuit.
Seulement deux clients attardés.
Eddy, le barman, pose sur l’étagère brillante le verre essuyé et lance pour la troisième fois sa phrase favorite : « On ferme ! ».
Jamais plus de trois fois, c’est son principe.
Juju, qui porte ce surnom du fait de sa « sacré descente », lève un doigt d’honneur aussi aristocratique que silencieux. Ce que dit Smart, qui a encore de beaux restes, est suffisamment passionnant pour ne pas l’interrompre.

‒ J’étais là, assis tranquillement sur mon banc, je l’ai vue arriver du bout de la ruelle. Elle était sublime.

Eddy, flegmatique, appuie sur le bouton adéquat puis attrape un nouveau verre humide.
Juju bave… un peu.

‒ Elle portait sa robe de 7 ans de réflexion ?

‒ Non, bien sûr. Juste une petite robe noire tout à fait classique mais incroyablement sexy sur elle. Elle est venue vers moi, m’a caressé les cheveux et m’a dit : « Tu sais que tu es mignon, toi ? » C’est comme ça que tout a commencé.

Juju se frotte les yeux, a une brusque illumination.

‒ Attends, tu avais quel âge ?

‒ Sept ans, mais j’étais déjà en avance pour mon âge.

‒ Et tu habitais où, à l’époque ?

‒ Limoges.

‒ Limoges ?

Juju en frémit.

‒ Et tu veux me faire croire que Marilyn, la Marilyn des films, est venue à « Limoges », et pour te rencontrer, toi ?

‒ Eh bien pourquoi pas ? Mais incognito bien entendu. Tu crois pas qu’elle allait crier ça sur les toits et se faire repérer par les journaux.

Juju bondit debout, la chaise s’effondre dans un vacarme de fin du monde, il tremble sur ses pattes grêles.
Indigné.

‒ Tu me prends pour… tu me prends pour… un je ne sais quoi !

‒ Mais non. D’ailleurs la voilà.

C’est vrai. Juju en a les yeux qui se décillent.
Marilyn Monroe, en robe de chambre à carreaux, pas encore démaquillée, vient d’entrer dans la salle par les coulisses. Elle les attrape par le col sans efforts apparents, les traîne à travers les tables vides, puis les balance dans la rue.
La porte se ferme dans un claquement définitif.
Baraquée Marilyn !
Juju, qui s’est ramassé sans se faire mal comme tout soûlaud qui se respecte, se tourne vers Smart aussi indemne que lui.

‒ Tu sais quoi ?

L’autre se masse le cuir chevelu. Une vague bosse à venir.

‒ Quoi ?

‒ A l’époque, tu devais être aussi poivrot qu’aujourd’hui !

Lascive

Lascive et pensive, la belle regardait par la fenêtre.
Une lumière dorée irisait l’ombre des cheveux, caressait le modelé d’une épaule, enveloppait l’arceau du bras pour finir sa course, perverse et douce, le long d’une hanche, d’une volute de tissu, d’une jambe à peine aperçue sous l’ombrage des plis de satin.
Le jour se levait sur Paris, le jour se levait sur elle assise sur son lit, sur elle qui regardait Paris.
Lui, envouté, notait deux trois choses qui feraient peut-être une histoire, qui, en tout cas, décrivaient déjà un instant hors du temps.
Il n’osait parler.
Il songeait.
Il rêvait.
Ni l’un ni l’autre ne bougeaient, lui admirant, elle le sachant.
Un instant immensément long, plusieurs secondes d’éternité peut-être, dévida l’écheveau d’une heure arrêtée, le fil d’une passion sauvage et sensuelle. Le grincement léger du crayon sur le papier gravait  l’espace, pareil au bruissement d’aile d’un oiseau mouche.
Il écrivait sans s’en rendre compte des choses tendres et voluptueuses.
Elle frissonna soudain, étira les bras, le dos, puis se retourna d’un froissement d’étoffe.
Un sourire aux yeux.

‒ Et si on allait se promener ?

Il sourit à son tour.

‒ Oui, allons nous promener, mais tu sais ce que j’aimerais.

Malicieux.
Alors, pour lui faire plaisir, elle ne mis que la robe légère flottant  sur ses jambes nues prolongées de  la longueur de deux talons immenses, affutés comme des rasoirs.
Ils allèrent se promener.