Apparition

Le meilleur moment de la journée.

Huit heures du matin. Du soleil, de la chaleur mais pas trop.

Assis confortablement dans mon fauteuil de rotin préféré, devant ma table en teck lustré, un café chaud à point dans un bol de faïence clair, deux tranches de pain complet recouvertes d’une fine couche de beurre, alignées en parallèle dans l’axe exact de la petite cuillère, un kimono de soie rouge-bordeaux agencé gracieusement sur mon corps musclé, la baie vitrée qui baigne la pièce d’une clarté rose orangée.

Bien.

Je prends un morceau de sucre de canne, le fait glisser doucement vers le liquide fumant.

Ne pas éclabousser.

A cet instant précis, la porte blindée de mon appartement… de célibataire s’ouvre en coup de vent. Mme A.A., l’une de mes clientes, je suis gestionnaire de patrimoine à mes moments perdus, traverse la pièce dans un élan efficace assorti d’un tailleur-chanel gris du plus bel effet, pour disparaître derrière la porte côté jardin, ma chambre.

Il semblerait que j’ai encore oublié de fermer à clef hier. Argh !

Je pâlis.

Vision hallucinée de mon imagination scabreuse ou réalité fulgurante ?

Qu’est-ce que la femme d’un industriel coté en bourse pourrait bien fiche dans mon appartement… de célibataire ?

J’envisage le pire.

Je palis derechef.

Foin des hypothèses triviales, restons dans le pragmatique. Je repose délicatement le second sucre déjà préparé, me lève, organise mon kimono élégamment sur mon corps d’adonis, puis ouvre la porte susdite d’une poigne ferme.

Je reste béant.

La dame est allongée sur mon lit… de célibataire, n’ayant conservé sur son corps d’albâtre qu’un frisson de dentelles, un porte-jarretelles, une paire de bas sur une paire de jambes si longues que j’en ai des frissons, et deux petites chaussures qui ne demandent qu’à être enlevées.

─ Ce crétin couche encore avec une de ses greluches de secrétaires, alors, c’est décidé, je le trompe avec mon banquier.

Elle conclut, joliment boudeuse.

─ C’est plus chic.

Sans attendre, elle se bande les yeux, s’alanguit sur ma couverture d’alépine blanche et crie… mais avec distinction.

─ Je suis à toi. Fais de moi… tout ce que tu voudras !

Ah.

Qu’auriez-vous fait à ma place ?

Je sors de la chambre, traverse jusqu’à la porte blindée, la ferme à triple tour, vérifie que les cinq serrures sont bien dans leurs clenches. On n’est jamais trop prudent.

Et retraverse dans l’autre sens pour lui faire… tout ce que je voudrai.

Je ne perds jamais une cliente.

C’est un principe.

Commercial.

Photo : Alcina Aubade

 

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