Tigresse

Il est dix heures trente. Comme chaque matin dès l’aube, assis dans ma luxueuse véranda dominant la Creuse, j’avale une gorgée de mon café, entame le premier de mes huit croissants et envisage de me beurrer une tartine.
Je suis en pleine forme, une étincelle de plaisir dans la prunelle, une myriade d’idées dans la tête.
Ça ne va pas durer.
Croyez-en mon expérience, c’est aussi précis que la course des étoiles dans le ciel, aussi définitif que les horaires des marées à Perros-Guirec, quand tout va vraiment bien ça ne dure jamais plus qu’un pet de moineau.
J’avise Annabelle nonchalamment allongée dans un sofa vêtue, ou plutôt dévêtue, d’une tenue mi-déshabillé transparent à faire tomber tous les mâles dans un rayon de huit cents mètres, mi-ensemble lingerie à froufrous à faire hurler tous les loups des bois avoisinants. Comme mon déjeuner est loin d’être terminé, je ne suis encore ni mâle, ni loup, mais je frémis quand même… je connais cet air-là !

─  Quoi ?

─ Tu as vu dehors ?

J’observe la rivière qui couloit, le moulin qui tournoit, le pont qui enjamboit, le clocher qui pointoit, le ciel qui nuageoit. Rien de remarquable !

─ Il pleut ?

─ Oui, il pleut et tu sais comme je déteste la pluie… à la campagne.

Je sais que ça ne sert à rien de discuter, je sais que j’aurai tort de toute façon, mais je discute pourtant, c’est dans ma nature.

─ La campagne, comme tu y vas. Argenton est une bourgade de plus de 6000 habitants, on ne peut plus parler de « campagne ».

─ Tu sais ce que j’aimerais ?

Bien ! J’ai compris. Quand Annabelle me fait ses yeux de biche, je ne peux l’éviter, je craque. Quant à la raison, je la connais. Dès que s’annonce la fin de l’automne, les prémices d’une froidure hivernale, elle a besoin d’un appartement chaud à grandes baies vitrées, agrémenté de quelques centaines de citadins empilés dans divers containers de diverses formes.

─ Ecoute. Pour le moment, mon héros se balade à Ciron, mais dès samedi prochain je l’emporte dans une grande ville. Que dirais-tu de Châtellerault ?

Yeux de chatte.

─ Orléans ?

Yeux de tigresse.

─ D’accord, d’accord, nous irons à Paris et n’en parlons plus.

Et c’est ainsi qu’une histoire qui devait passer par Châtellerault se déroulera finalement dans la capitale pour cause de brune superbe à yeux de tigresse.

Ah, les femmes !

Le cliché

Catalina le regarde en souriant et lui lance.

‒ Oh dis, et si je faisais une photo !

Pedro lui rend son sourire et répond du tac au tac.

‒ Mais oui, c’est une très bonne idée. Et je pourrai en faire une aussi ?

‒ Peut-être.

Il sourit derechef. Bien joué Pedro. Un restaurant à 250 euros par tête, un costard à 850 euros, le meilleur coiffeur de Paris à 500 euros et « Balafre » pour homme de Lancôme à 30 euros le flacon, il fallait ça pour réussir à sortir cette pimbêche du service commercial.  Mais c’est gagné. Si elle veut le prendre en photo, c’est qu’elle le trouve particulièrement beau voire sexy et du coup… le plumard n’est pas loin.
Elle sort un petit appareil photo très vintage. Ce n’est pas pour l’étonner d’une gonzesse qui vient au boulot en tailleur Chanel et qui porte, pour ce premier restaurant à deux,  une robe décolletée à 300 euros le mètre carré. Ne parlons même pas des chaussures à  talons de dix centimètres au dos rouge évocateur. Même lui, il connait les Louboutins, en tout cas leurs prix.
La fille la plus chère qu’il se soit faite. Quand il dira ça aux copains.
Quoi ?
Visiblement, pendant qu’il réfléchissait elle continuait de causer. Il remet en mode « Écoute ».

‒ Une petite machine super sympa qui a l’air d’un vieil appareil des années cinquante mais qui est, en réalité, une merveille technologique. Je prends l’image et aussitôt, rien qu’en appuyant sur ce bouton, je peux la cadrer, la retravailler et la mettre sur Facebook et Instagram dans l’instant.

Qu’est-ce qu’il en a à foutre, franchement ?
Encore un truc pour nanas qui ne savent comment dépenser leur fric.
Plutôt que d’essayer de comprendre l’intérêt d’une bêtise pareille, il préfère prendre la pose du « Mâle qui sait qu’il est classe et qu’il aura du succès et des femmes ». Elle ajuste son « miracle technologique » et…  prend froidement son assiette en photo.
N’importe quoi !
Il en reste comme deux ronds de flan.
Elle se lève dans un rire plutôt crispant.

‒ Quand les copines vont voir que j’ai mangé des Langoustines rafraîchies au caviar chez Alain Ducasse au Plaza Athénée, et avec toi en plus, elles vont être vertes. Surtout Sabine qui avait parié cent euros que, pingre comme tu es, tu ne le ferais jamais. YEEES !

Elle traverse le restaurant dans la fragrance de son parfum chic en lui lançant pour finir.

‒ Je m’excuse, je ne finis pas mon menu. Ce genre de repas, c’est un peu trop lourd pour ma ligne.

Il fixe un long moment l’endroit où la gracieuse silhouette a disparu. Une envie de saisir le bidule rafraîchi à la noix, de le balancer dans la pièce, puis de tout casser histoire de se calmer.

‒ Encore un verre de Mouton Rothschild 82, Monsieur ?

Le loufiat penche déjà  la bouteille entamée vers son verre en cristal.
Et puis zut, il va se soûler la gueule tiens !
Au Mouton Rothschild 82, pourquoi pas ?
On fait pire comme bibine.
Et tout bouffer, ses plats et ceux de la conasse.
Ensuite, il enverra  les photos de ce qu’il a bâfré aux copains pour leur prouver qu’il  sait vivre et qu’il est capable de dépenser  beaucoup pour bien manger.
Lui.
Seul.

 

 

 

Rencontre sous le pont

Ce matin, en me promenant sous mon pont préféré, j’ai découvert une danseuse qui s’était perdue.
Vous me connaissez, ne jamais laisser une danseuse en détresse.
Je me suis approché, elle avait des yeux noirs, des cheveux noirs, des jambes longues et fines de danseuse et une robe rouge comme l’amour.
J’aurais pu la prendre dans mes bras, la jeter vers le ciel pour qu’elle s’envole dans l’azur et retrouve ses congénères partant vers le sud.
Mais non, j’ai préféré demander.
– Bonjour, jolie danseuse, vous voilà bien en détresse. Suivez-moi, je vous emporte. Je connais un café chic et calme où nous pourrons discuter, un restaurant charmant où nous pourrons dialoguer et mon appartement confortable où nous pourrons nous reposer.
J’avais à peine fini ma phrase que la jolie femme s’est écrié.
– Putain ! On ne peut pas attendre deux minutes un ami sans se faire emmerder par un connard libidineux. Casse-toi crétin ou je t’éclate la tête.
Et elle a sorti de sous sa jolie robe rouge si délicate une batte de base-ball pas du tout délicate.
Je suis reparti bien vite, le rouge au front, les mains moites, avaler, triste et solitaire, un verre de quelque chose de fort dans ce café chic et calme.
Décidément, les danseuses ne sont plus ce qu’elles étaient.

Lune rousse

Elle rêve…
Mais de quoi peut-elle bien rêver ?
Le peintre a laissé son crayon posé sur la toile, l’esquisse qu’il avait commencée s’est arrêtée, le peintre rêve de ce que peut rêver son modèle.
Et soudain, ils se rejoignent tous deux dans leur rêve, sur un pont, près d’un lac, avec la nuit noire, trois étoiles et une lune rousse comme elle.
– Bonjour dit-il
– Bonjour dit-elle.
– C’est de ça que vous rêviez dit-il, d’un pont, de la nuit et de cette lune rousse.
– Mais oui… que faites-vous dans mon rêve ?
– Eh bien, je…
Mais à cet instant la modèle qui se demandait depuis un moment pourquoi le peintre avait cessé de gratter le stylo sur le papier, pourquoi il avait cessé de la dessiner, à cet instant la modèle le regarde et il se rend compte qu’elle ne pensait ni à un pont, ni à la nuit, ni à une lune rousse.
– Vous avez vu, votre parquet est en train de se fissurer, je connais quelqu’un qui pourrait vous arranger ça vite, bien, et pas trop cher. Vous pouvez lui faire confiance, c’est mon copain.
Le pont explose, la nuit se fissure et le peintre recommence à dessiner la rousse…
Sans lune.
Tout le monde peut se tromper !