Les plumes

 

Allongée, plutôt qu’assise, sur le grand fauteuil du salon de cet abruti, Aurélia observe Giancarlo avec qui elle sort depuis trois mois maintenant.
Désespérant.
Il cause, il cause, il cause, c’est tout ce qu’il sait faire.
C’est pourtant avec sa verve qu’il l’a draguée, ce jour d’été, dans ce petit bar si désuet du cinquième. Il faisait beau, elle s’ennuyait en terrasse, il avait des dents blanches et l’accent italien.
Elle craque toujours pour des types dans la trentaine, avec du bagout, des dents étincelantes. C’est une manie.
Ensuite, elle découvre un égo d’hippopotame, un cerveau de poulet, une naissance à Vierzon et le dentifrice Gibbs, celui à la rose entre les dents.
Cela ne rate pas.
Ici, le portrait se complète d’une voiture de sport bruyante, inconfortable et décapotable, d’un goût de chiotte pour les fringues comme pour la déco, et d’une bande de copains totalement crétins, assortis de bimbos rieuses à gros seins siliconés.
La soirée traîne en longueur comme d’habitude entre les bavasseries de tous ces péteux et les rires éclaboussants des grognasses.
Il va être temps de quitter tout ce petit monde définitivement, de prendre des vacances de bêtise.
Fini les trentenaires, le prochain sera soit un jeune type à modeler, soit un vieux pour se blottir.
Mais d’abord, rompre. Un moment qu’elle apprécie, qu’elle renouvelle avec créativité pour chaque amant.
Cette fois, elle a commencé en choisissant, sans le prévenir, cette tenue qu’il déteste tant. Du noir, du rose, des plumes pour l’envol, de la transparence pour dévoiler, des dessous apparents pour choquer.
Lorsqu’il l’a vu arriver dans cette anti-tenue, Giancarlo en a eu le souffle et la parole coupés, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Il s’est approché, tentant de lui interdire l’accès.

‒ Pas en public, quand même ?

‒ Mais si. Et toujours pour des occasions particulières.

C’en est une.
Elle est plutôt fière du silence masculin pour son entrée, pas mécontente non plus de la crispation palpable des greluches, et puis la soirée a continué comme si de rien n’était.
Mais, heureusement, Giancarlo ne devrait plus tarder à exploser. Il parle, parle encore, mais arbore son teint vert-rouge des grands moments, le regard en biais, la crispation de la bouche, le tremblement des doigts.
Un petit effort supplémentaire devrait être suffisant. Elle s’étire d’abord voluptueusement, le calme se fait. Elle se lève, tranquille, se dirige vers le bar, attitude lascive, regard voilé.
L’atteindra-t-elle ?
Elle compte mentalement : cinquante secondes, vingt-cinq, dix, maintenant.

‒ Tu as fini de me foutre la honte avec ton look de prostituée ?

Voilà !
Elle se campe, droite, les mains sur les hanches, les yeux plantés dans les siens.

‒ Mais non ! Pas un « look de prostituée », l’allure d’une sorcière-oiseau qui te quitte définitivement en s’envolant pour jamais.

Elle court, trois pas, franchit la fenêtre, se jette du balcon dans un froufroutement de plumes et de tulle.
Quinzième étage.
Hurlement incrédule.
Les hommes se précipitent, Giancarlo en tête.
Hagard.
Quarante mètres plus bas, rien. Ni cadavre sur le bitume, ni sang sur le trottoir. A l’horizon d’une fin de jour pâlie, une corneille noire leur lance son cri grinçant, franchement moqueur, avant de disparaître dans la nuit.

‒ C’est possible ça ?

‒ Eh bien non, enfin, je ne croyais pas…

Jambes molles, suées, terreur frissonnante.
Bien fait !
Cachée derrière la rambarde du balcon supérieur où elle s’est accrochée puis hissée en souplesse, Aurélia regarde son ex et sa bande de nazes avec un plaisir satanique. Ils ne dormiront plus jamais si bien.
Un bruit.
Elle se retourne.
Derrière la vitre, un type, la trentaine scintillante, en slip, se regarde dans un miroir en faisant briller ses dents. Il est mignon.
Allez une jolie sorcière à la surprenante, ça ne peut lui faire de mal !
Quoi ?
Vous ne changez  jamais d’avis, vous ?

 

Photo : Alcina Aubade

Une certaine Marilyn

Il est 6 heures du matin et quelques poussières, le Milord, la boîte de nuit transformiste de Guéret, finit sa nuit.
Seulement deux clients attardés.
Eddy, le barman, pose sur l’étagère brillante le verre essuyé et lance pour la troisième fois sa phrase favorite : « On ferme ! ».
Jamais plus de trois fois, c’est son principe.
Juju, qui porte ce surnom du fait de sa « sacré descente », lève un doigt d’honneur aussi aristocratique que silencieux. Ce que dit Smart, qui a encore de beaux restes, est suffisamment passionnant pour ne pas l’interrompre.

‒ J’étais là, assis tranquillement sur mon banc, je l’ai vue arriver du bout de la ruelle. Elle était sublime.

Eddy, flegmatique, appuie sur le bouton adéquat puis attrape un nouveau verre humide.
Juju bave… un peu.

‒ Elle portait sa robe de 7 ans de réflexion ?

‒ Non, bien sûr. Juste une petite robe noire tout à fait classique mais incroyablement sexy sur elle. Elle est venue vers moi, m’a caressé les cheveux et m’a dit : « Tu sais que tu es mignon, toi ? » C’est comme ça que tout a commencé.

Juju se frotte les yeux, a une brusque illumination.

‒ Attends, tu avais quel âge ?

‒ Sept ans, mais j’étais déjà en avance pour mon âge.

‒ Et tu habitais où, à l’époque ?

‒ Limoges.

‒ Limoges ?

Juju en frémit.

‒ Et tu veux me faire croire que Marilyn, la Marilyn des films, est venue à « Limoges », et pour te rencontrer, toi ?

‒ Eh bien pourquoi pas ? Mais incognito bien entendu. Tu crois pas qu’elle allait crier ça sur les toits et se faire repérer par les journaux.

Juju bondit debout, la chaise s’effondre dans un vacarme de fin du monde, il tremble sur ses pattes grêles.
Indigné.

‒ Tu me prends pour… tu me prends pour… un je ne sais quoi !

‒ Mais non. D’ailleurs la voilà.

C’est vrai. Juju en a les yeux qui se décillent.
Marilyn Monroe, en robe de chambre à carreaux, pas encore démaquillée, vient d’entrer dans la salle par les coulisses. Elle les attrape par le col sans efforts apparents, les traîne à travers les tables vides, puis les balance dans la rue.
La porte se ferme dans un claquement définitif.
Baraquée Marilyn !
Juju, qui s’est ramassé sans se faire mal comme tout soûlaud qui se respecte, se tourne vers Smart aussi indemne que lui.

‒ Tu sais quoi ?

L’autre se masse le cuir chevelu. Une vague bosse à venir.

‒ Quoi ?

‒ A l’époque, tu devais être aussi poivrot qu’aujourd’hui !

Berry

– Dis maman, c’est où le Berry ?
– Euh… par là… (geste vague de la main)

Lascive

Lascive et pensive, la belle regardait par la fenêtre.
Une lumière dorée irisait l’ombre des cheveux, caressait le modelé d’une épaule, enveloppait l’arceau du bras pour finir sa course, perverse et douce, le long d’une hanche, d’une volute de tissu, d’une jambe à peine aperçue sous l’ombrage des plis de satin.
Le jour se levait sur Paris, le jour se levait sur elle assise sur son lit, sur elle qui regardait Paris.
Lui, envouté, notait deux trois choses qui feraient peut-être une histoire, qui, en tout cas, décrivaient déjà un instant hors du temps.
Il n’osait parler.
Il songeait.
Il rêvait.
Ni l’un ni l’autre ne bougeaient, lui admirant, elle le sachant.
Un instant immensément long, plusieurs secondes d’éternité peut-être, dévida l’écheveau d’une heure arrêtée, le fil d’une passion sauvage et sensuelle. Le grincement léger du crayon sur le papier gravait  l’espace, pareil au bruissement d’aile d’un oiseau mouche.
Il écrivait sans s’en rendre compte des choses tendres et voluptueuses.
Elle frissonna soudain, étira les bras, le dos, puis se retourna d’un froissement d’étoffe.
Un sourire aux yeux.

‒ Et si on allait se promener ?

Il sourit à son tour.

‒ Oui, allons nous promener, mais tu sais ce que j’aimerais.

Malicieux.
Alors, pour lui faire plaisir, elle ne mis que la robe légère flottant  sur ses jambes nues prolongées de  la longueur de deux talons immenses, affutés comme des rasoirs.
Ils allèrent se promener.